L’entreprise, une citoyenne comme les autres ?

L’entreprise, une citoyenne comme les autres ?

Les entreprises n’opèrent pas dans le vide : l’état des ressources naturelles, l’éducation et le bien-être des salariés, la situation économique des consommateurs, sont autant de facteurs nécessaires à la bonne poursuite de leurs activités.

Interpellées par la société civile sur les grands enjeux contemporains tels que le réchauffement climatique, la persistance de la pauvreté et l’accroissement des inégalités, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à prendre en compte des objectifs traditionnellement dévolus aux autorités politiques pour contribuer au développement durable.

Ce mouvement de grande ampleur, devenu un thème quasiment incontournable de la communication des grandes entreprises, est désigné sous le terme générique de « responsabilité sociale des entreprise » (RSE), que la Commission européenne définit comme « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société » ou encore comme « les actions [des entreprises] qui vont au-delà des obligations juridiques qui leur incombent à l’égard de la société et de l’environnement. »1

Or l’on perçoit spontanément qu’il ne s’agit pas de la vocation traditionnelle de l’entreprise centrée sur l’expansion de son activité commerciale et la réalisation de bénéfices. La RSE implique une nécessaire réorientation du paradigme de maximisation de la valeur actionnariale vers la prise en compte, voire la satisfaction, d’intérêts plus larges et variés que celui des seuls détenteurs du capital.

C’est la notion de parties prenantes qui permet de penser cette diversité de revendications auxquelles doit répondre l’entreprise. Cette notion permet de désigner les personnes ou groupes de personnes susceptibles tant d’affecter que d’être affectés par les activités de l’entreprise : actionnaires certes, mais également salariés, consommateurs, ONG, gouvernements, etc. Elle suppose qu’il est possible d’atteindre une convergence entre les finalités économiques de l’entreprise et les attentes plurielles de l’ensemble des parties prenantes.

La RSE n’est par ailleurs pas incompatible avec l’objectif de rentabilité, et s’affirme même comme une mesure de plus en plus incontournable de performance. Toutes les parties prenantes ont normalement à y gagner, à commencer par l’entreprise elle-même : économies de coût, accès facilité au capital, amélioration de la relation-client et de l’image de marque, gestion des risques renforcée et capacité accrue d’innovation, sont quelques bénéfices tangibles qu’offre la RSE.

Quant aux bénéfices pour la société au sens large, ils sont évidents : l’implication des entreprises en tant que protagonistes à part entière des solutions à apporter aux grands défis internationaux est de nature à accélérer par exemple la transition énergétique et la réduction des inégalités.

On le voit, la RSE et son modèle construit en constellation de parties prenantes prend acte de l’affaiblissement de l’Etat dans sa capacité à réguler les entreprises multinationales, ce qui a eu pour effet de multiplier les attentes vis-à-vis de ces dernières sur le terrain de la cohésion sociale et environnementale. L’entreprise est désormais placée au centre d’un réseau de relations variées où l’Etat, jusqu’alors investi du monopole d’expression de l’intérêt général, n’est qu’un partenaire parmi d’autres.

L’entreprise se voit dès lors conférer un rôle de régulateur social, d’autant plus important dans un contexte de mondialisation qui fait dépendre en grande partie le processus de développement économique de l’internationalisation des chaînes de production, d’approvisionnement et de distribution des grandes entreprises.

C’est d’ailleurs à ces dernières, multinationales, que la RSE s’applique en priorité, ce qui ressort des principales initiatives en la matière prises au niveau international. La principale d’entre elles est certainement le Global Compact des Nations Unies, qui rassemble plus de 8000 entreprises participantes et 4000 représentants d’entités académiques, humanitaires, syndicales, etc. Il faut également mentionner la Déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale de l’Organisation Internationale du Travail, les Principes directeurs pour les entreprises multinationales de l’OCDE, ou encore les normes ISO 26000 sur la responsabilité sociale, ISO 14000 sur le management environnemental et ISO 50001 sur le management de l’énergie.

Plus généralement, les Objectifs de développement durable (ODD) identifiés par les Nations Unies en 2015, fournissent une grande source d’inspiration.

Au nombre de 17, ils s’inscrivent dans le cadre du Programme de développement durable à l’horizon 2030 fixé par l’ONU, et constituent une synthèse des enjeux auxquels les entreprises sont appelées à contribuer. Les ODD sont d’ailleurs devenus un thème de communication récurrent dans les rapports RSE. Un récente étude du cabinet PwC2 rapporte ainsi que 62% des entreprises interrogées au niveau mondial ont intégré les ODD dans leur communication publique. Un constat qu’elle tempère en rappelant que seules 28% des entreprises ont mis en place des objectifs quantifiables allant au-delà de simples engagements, mettant en lumière la faible disponibilité de métriques pertinentes pour alimenter une véritable démarche de reporting.

Les textes et initiatives mentionnés plus haut, s’ils sont issus d’organismes différents, sont de nature similaire. Leur principale caractéristique commune est de n’être pas juridiquement contraignants. Ils relèvent à ce titre du « droit mou » ou « soft law » en anglais. Les politiques de RSE reposent en effet essentiellement sur des démarches volontaires. Les entreprises peuvent par exemple avoir recours à la rédaction de codes de bonne conduite et de chartes éthiques, inspirés de l’un ou plusieurs des textes mentionnés plus haut. La labellisation et la certification sont également des supports très répandus.

La Commission européenne insiste d’ailleurs sur le caractère volontaire de la RSE, afin que les entreprises « [disposent] d’une certaine marge de manœuvre pour innover et développer, vis-à-vis de la RSE, une approche qui soit adaptée à leur situation. »1

L’enjeu pour l’entreprise est aussi, par le biais d’une démarche proactive, de répondre aux attentes sociales avant que celles-ci ne se traduisent par une réglementation contraignante. L’autonomie normative caractérise ici l’entreprise se posant comme source de droit, venant là concurrencer l’Etat dans sa prérogative législative.

Pour autant, le « droit dur » (« hard law ») est en train, en matière de RSE, de gagner du terrain, ce que la Commission n’exclut pas à titre complémentaire. L’Union européenne a d’ailleurs adopté en 2014 une directive emblématique de ce souci de traduire la RSE en mesures réglementaires contraignantes, imposant la publication d’informations non financières par les entreprises de plus de 500 salariés3. Intégrées typiquement au rapport annuel de gestion, ces informations concernent les mesures de protection de l’environnement, d’amélioration du traitement du personnel, de respect des droits de l’homme, de lutte contre la corruption et de promotion de la diversité, notamment des sexes, au sein des instances dirigeantes.

L’article 1er de la directive précise que « lorsque l’entreprise n’applique pas de politique en ce qui concerne l’une ou plusieurs de ces questions, la déclaration non financière comprend une explication claire et motivée des raisons le justifiant. » Il s’agit là d’un exemple de la méthode « appliquer ou expliquer » (« comply or explain ») souvent utilisée en matière de RSE.

Pour être clair : la directive n’oblige pas les entreprises à prendre des mesures liées aux thématiques énumérées, préservant en cela le caractère volontaire de la RSE. Cependant, elle les y incite fortement, exposant à défaut leur réputation à une révélation publique.

La contrainte juridique peut en tout cas accorder davantage de crédibilité à la RSE. Une démarche purement volontaire signifie en effet une obligation minimale de rendre des comptes et une absence de sanction. Or les autorités publiques peuvent difficilement affirmer le caractère nécessaire de la participation du secteur privé à la construction d’une société plus équitable et plus durable, tout en laissant ladite participation à la discrétion des agents concernés.

En outre, si la RSE se propage à grande vitesse, occasionnant la création de postes voire de départements dédiés, elle n’a pas supplanté l’objectif de rentabilité à plus ou moins court terme qui est tout à fait susceptible, en l’absence de contrainte exogène, de détourner l’entreprise de l’horizon de long terme consubstantiel au développement durable. Le risque annexe est alors l’assimilation de la RSE à une démarche intéressée servant une logique purement esthétique de gestion d’image.

Cependant, à la critique de « greenwashing » qui a pu être formulée par scepticisme envers la RSE, il faut rappeler le caractère de plus en plus sourcilleux des consommateurs auxquels les entreprises s’adressent. Les plus jeunes notamment, qui forment la génération des « Millennials » (les 18-35 ans), sont soucieux d’éthique et exigent à cet égard de la part des entreprises un engagement authentique.

A l’heure où les réseaux sociaux amplifient les phénomènes de bouche à oreille et propagent les indignations à, potentiellement, des millions de consommateurs connectés (les fameux « bad buzz »).

Et ce d’autant plus que les opinions publiques, sensibilisées à l’optimisation réglementaire intensive que pratiquent les multinationales, ne sont pas dupes des efforts de communication déployés par ces dernières.

L’optimisation et l’évasion fiscales notamment, abondamment documentées à l’occasion des multiples scandales relayés par la presse (on pense par exemple aux « Paradise Papers » révélés en 2017), sont devenues emblématiques des incivilités commises par les groupes multinationaux.

Les diverses pratiques à visée d’optimisation semblent difficilement compatibles avec un comportement citoyen, tant elles encouragent les Etats à abaisser leur niveau d’imposition ou de réglementation protectrice des salariés ou de l’environnement pour rester compétitifs. Le constat est facile dès lors, que si les entreprises sont nombreuses à se déclarer « citoyennes », elles manquent souvent de civisme.

Aux côtés des principes édictés par les organisations internationales et des nouvelles obligations légales de reporting extra-financier, la coopération des gouvernements en matière fiscale notamment est essentielle pour donner corps et authenticité à la RSE.

A cet égard, l’OCDE a mis sur pied un plan pour lutter contre le phénomène dit BEPS pour « Base Erosion and Profit Shifting » (en français « érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices »), adopté par les chefs d’Etats et de gouvernements du G20 en novembre 2015. Composé de 15 mesures, il entend s’attaquer aux « stratégies de planification fiscale qui exploitent les failles et les différences entre les règles fiscales nationales et internationales » et qui occasionnent au niveau mondial une perte pour les finances publiques estimée entre 100 et 240 milliards de dollars US par an4. Les pays en voie de développement sont particulièrement pénalisés, leurs recettes fiscales dépendant de l’impôt sur les sociétés davantage que dans les pays développés.

« La RSE est donc amenée à se renforcer plus encore, sous l’effet conjugué de nouvelles dispositions réglementaires et de la vigilance accrue des diverses parties prenantes »

En effet, les consommateurs, de plus en plus exigeants quant à l’éthique portée et incarnée par une marque, sont désormais suivis par les investisseurs, friands de produits financiers intégrant les enjeux du développement durable.

Ainsi se développent depuis plusieurs années « l’investissement socialement responsable » et « l’impact investing », dont l’objet est de déterminer, de façon chiffrée, l’impact de son investissement sur une thématique donnée. Cela peut par exemple s’appliquer à l’accès à l’eau ou à l’éducation. L’intégration de notations extra-financières, qui renseignent sur le comportement d’une entreprise ou les controverses qui l’entourent en matière environnementale, sociale et de gouvernance (ESG), tend à devenir la norme dans l’industrie financière pour compléter l’analyse de risque et d’opportunité de l’investissement.

Ces placements, s’ils appliquent une méthodologie éthique à des degrés variables, ont la vertu de faire pression sur les entreprises concernant ce qu’il y a pour elles de fondamental : l’accès au financement. Qu’ils se généralisent, et la mise en place d’une politique de RSE ambitieuse et sincère pourrait devenir un atout de taille pour attirer le capital.

— Pauline Marteau, Marketing, CPR AM

Notes –––
1. Communication de la Commission, « Responsabilité sociale des entreprises : une nouvelle stratégie de l’UE pour la période 2011-2014 », 2011
2. PwC, « Make it your business: Engaging with the Sustainable Development Goals », 2018
3. Directive 2014/95/UE du 22 octobre 2014, transposée en droit national au plus tard le 6 décembre 2016
4. Site internet de l’OCDE – « Erosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices »
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