La durabilité environnementale, seule ombre au tableau de la croissance indienne

La durabilité environnementale, seule ombre au tableau de la croissance indienne

La croissance indienne illustre l’obsession récurrente de l’Occident à l’égard des marchés émergents. Au XIXe siècle, les colons rêvaient d’empires lointains porteurs d’incommensurables richesses. Si seulement il était possible de persuader chaque natif d’acheter une boîte de punaises en cuivre ou tout autre bien de consommation de base par an ! Et pourtant, il n’en a jamais été ainsi. À notre époque, des gourous tels que Mark Mobius ont brossé un portait idyllique du potentiel des marchés émergents, s’appuyant dans un premier temps sur un simple calcul : en partant de loin, même des améliorations minimes peuvent entraîner de solides taux de croissance et rendements.

Bien souvent, les investisseurs pouvaient bénéficier de ces taux de croissance à des prix dérisoires, comparativement à ceux pratiqués sur le marché intérieur. Une nouvelle vision du style de placement « value » se profilait. Le Japon a mené la danse, et pour un temps dans les années 70 et 80, était appelé à devenir la plus grande puissance économique mondiale. D’aucuns pensaient que l’archipel nippon serait en tête du « vol d’oies sauvages » qui amènerait la prospérité au continent asiatique. Cependant, la bulle du marché actions japonais a éclaté au milieu des années 80, les taux de croissance ne se sont jamais redressés et la plupart des oies sauvages ont voleté vers d’autres horizons à un moment donné.

L’obsession à l’égard des marchés émergents, quant à elle, est restée. L’Inde s’est haussée à la septième place des plus grandes puissances économiques mondiales, entre la France et l’Italie. La patrie de Gandhi se prévaut de sa structure démographique jeune : selon le Fonds des Nations Unies pour la population, elle comptera le plus grand nombre d’individus entre 10 et 25 ans de la planète en 2020. En janvier 2018, la Banque mondiale a prévu que ce pays enregistrerait la plus grande croissance économique de l’année. PwC estime que la crise financière a déplacé de façon irréversible le centre de gravité du système financier et que l’Inde, d’ici 2050, va supplanter les États-Unis en devenant la deuxième puissance économique mondiale, derrière la Chine. Ce scénario prévoit une multiplication de la taille de l’économie mondiale par plus de deux.

Le cadre institutionnel qui a sous-tendu l’industrialisation en Europe et en Amérique du Nord constituait une avancée historique particulière. Rien ne donne à penser qu’il peut être répliqué automatiquement ailleurs. L’industrialisation européenne a été soutenue par la proximité géographique des grands centres d’échanges de Londres, d’Amsterdam et de Paris. Les fondements d’un secteur manufacturier solide ont été jetés, et restent, à ce jour, la seule formule éprouvée pour la création d’emplois massive.

Les économies en développement troquent habituellement l’agriculture pour l’industrie. Néanmoins, la transition en Inde s’est opérée vers le secteur des services. Cela s’explique, en partie, par une réglementation du travail très bureaucratique. Toute entreprise employant 100 salariés ou plus doit obtenir l’agrément du gouvernement pour réaffecter ses salariés, les renvoyer ou pour cesser son activité. Ainsi, le développement d’activités manufacturières à grande échelle est entravé. Par conséquent, peu de travailleurs quittent les exploitations agricoles pour les usines. La plupart des entreprises indiennes sont de petite taille en raison de ces formalités administratives écrasantes. Les immenses usines de fabrication de T-shirt ou de téléphones portables ne sont pas monnaie courante en Inde, contrairement au reste de l’Asie. À quelques exceptions près, ces entreprises n’ont pas l’envergure pour participer aux chaînes d’approvisionnement mondiales.

L’économie indienne doit créer près d’un million d’emplois chaque mois, juste pour faire face à la croissance naturelle de sa population active. Selon des estimations du gouvernement, entre 350 000 et 400 000 emplois sont créés chaque mois en Inde. Cet écart de taille considérable s’accumule au fil du temps : si les emplois ne sont pas créés ce mois-ci, ils devront être créés plus tard. De plus en plus de personnes en quête d’une solution de rechange essayent de tirer des revenus de l’économie souterraine. Déjà, plus de 30 % des jeunes Indiens sont NEET (déscolarisés, sans emploi et ne suivant aucune formation), selon l’OCDE1.

L’agence Invest India proclame fièrement que les richesses sont mieux réparties dans le pays. En réalité, la croissance économique indienne est loin de créer un cercle vertueux d’éducation, de compétences et de niveau de vie plus élevé. Les 1 % d’Indiens les plus riches détiennent 53 % des richesses, contre 36,8 % en 2000. En termes d’inégalités, l’Inde dépasse les États-Unis, où les 1 % les plus riches se partagent 37,3 % des richesses. En 2020, l’Inde constituera la plus grande réserve de diplômés d’universités au monde, selon le British Council. Située au cœur de l’État du Karnataka, Bangalore est connue pour être la capitale technologique de l’Inde, siège d’entreprises telles que Flipkart, Infosys et Wipro, ainsi que de l’Indian Institute of Science. Et pourtant, Karnataka affiche un PIB par habitant avoisinant les 2 400 dollars américains.

Dans un article publié récemment, les économistes Lucas Chancel et Thomas Piketty ont démontré que la proportion du revenu national captée par les 1 % les plus riches en Inde a atteint un niveau record depuis la création de l’impôt sur le revenu en 19222. Ces chiffres peu réjouissants réfutent la vision du cabinet de conseil McKinsey & Company selon laquelle la classe moyenne indienne est un « oiseau doré ». Les deux économistes ajoutent que le fameux slogan du parti de Narendra Modi, « Shining India », fait référence aux 10 % les plus riches de la population, et non aux 40 % du milieu.

Une bureaucratie lourde constitue un frein efficace contre les réformes. Narendra Modi, Premier ministre depuis 2014, a essayé sans succès de faire adopter un projet de loi en août 2015 visant à acquérir des terres afin d’améliorer les infrastructures. Dès lors, le gouvernement a été tenté d’essayer de protéger son industrie de la concurrence étrangère. Certes, les droits de douane sur les téléphones portables réduiront les importations, mais les exportations seront également pénalisées sur le long terme. L’Inde a besoin de monnaies fortes provenant des exportations pour rembourser sa dette extérieure, qui s’est accrue à environ 500 milliards de dollars, soit près d’un cinquième du PIB, et dont plus de 40 % arrive à échéance dans moins d’un an selon The Economist.

L’Inde arrive 60e dans le classement des 79 économies en développement établi par le Forum économique mondial dans son nouvel indice de développement inclusif3. La moitié des villes les plus polluées au monde se trouvent en Inde. Une urbanisation d’une ampleur et d’une vitesse rarement égalées dans l’histoire de l’humanité s’amorce à l’heure actuelle en Inde. Environ 200 millions d’individus devraient venir grossir les rangs des villes d’ici 2030, autant de personnes au volant de nouveaux véhicules, sur des routes fraîchement bitumées, qui logeront et travailleront dans des bâtiments neufs. Une vision d’ensemble plus réaliste de l’avenir devrait prendre en compte le taux de croissance de la population, la dégradation des ressources, l’urbanisation, la déforestation, l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, la consommation d’énergie et la perte de biodiversité.

Les projections idylliques de croissance des marchés émergents sont souvent établies en faisant abstraction des contextes environnemental et infrastructurel, et occultent la question de la durabilité. L’environnement indien a été détruit, selon le principe de la tragédie des communs. D’après l’indice de performance environnementale publié par Yale en 2018, l’Inde figure parmi les mauvais élèves (177e sur 180) pour la gestion des questions environnementales4. Elle accuse un sévère repli depuis 2016 (141e sur 181), devançant seulement la République démocratique du Congo, le Burundi et le Bangladesh.

Ces dernières années, le gourou des marchés émergents Mark Mobius a souligné l’importance de la gouvernance comme critère clé d’investissement sur ces marchés, ce qui est tout à fait juste pour l’Inde. Ses États et ses territoires de l’Union vont de l’immense Uttar Pradesh (plus de 200 millions d’habitants) à des chapelets d’îles et d’anciennes enclaves portugaises où vivent moins d’un demi-million de personnes. Malheureusement pour l’Inde, certains de ses États les plus vastes sont aussi les moins développés.

Reste à savoir si l’Inde gagnerait à devenir la deuxième puissance économique mondiale, et si les hommes et les femmes politiques chercheront à atteindre un tel objectif. Les questions de durabilité et des ressources en eau feront très certainement l’objet d’une plus grande priorité. Les nations européennes se sont battues pendant des siècles avant d’établir un terreau propice au développement économique, au moyen de frontières et de gouvernements pérennes. Le combat que l’Inde devra mener à l’avenir concerne l’accès à l’eau. En effet, le pays n’a pas réussi à mettre en place des systèmes de base de traitement et d’assainissement des eaux usées, contrairement à d’autres pays en développement, qui s’y sont attelé dès lors que les revenus ont augmenté. La moitié de la ville de Delhi n’est pas équipée de canalisations. La contamination à 70 % des eaux de surface (WaterAid) ainsi que la dégradation de la qualité de l’air et des sols indiquent que l’Inde est confrontée à une crise environnementale sans précédent. Greenpeace indique que pour la première fois en 2015, l’Indien moyen était sujet à plus de pollution atmosphérique que le Chinois moyen. Les régions les plus défavorisées du pays tendent à être les plus touchées d’un point de vue environnemental, au vu de l’érosion des sols, de la pollution des cours d’eau et de la dégradation des forêts.

À n’en pas douter, l’Inde va enregistrer une forte croissance au cours des prochaines décennies. Les entreprises innovantes qui apportent des solutions aux nombreux défis environnementaux et infrastructurels auxquels l’Inde est confrontée constitueront des placements attrayants. L’OCDE recommande à l’Inde d’allouer une part plus importante de ses dépenses publiques aux infrastructures et équipements collectifs.

Le monde entier gagnerait à ce que l’Inde soit plus propre et plus verte, et peut y contribuer en baissant les taux d’intérêt des prêts visant à financer sa transition vers une économie à faibles émissions de carbone. Par ailleurs, le gouvernement indien voudrait vendre seulement des véhicules électriques d’ici 2030. Une chose est sûre, nos destins sont liés à la capacité de l’Inde à augmenter le niveau de vie de ses concitoyens tout en protégeant l’environnement. De plus, l’Inde et d’autres pays émergents recèlent un énorme potentiel pour les entreprises en mesure de construire, d’assurer l’entretien et d’exploiter des infrastructures urbaines plus efficaces et moins polluantes.

– – – Etudes & stratégie, CPR AM

Notes – – –
1. https://www.oecd.org/eco/surveys/INDIA-2017-OECD-economic-survey-overview.pdf
2. Chancel, Piketty, Indian income inequality, 1922-2015: From British Raj to Billionaire Raj? July 2017 WID.world Working Paper Series No 2017/11, http://wid.world/document/chancelpiketty2017widworld/
3. http://www3.weforum.org/docs/WEF_Forum_IncGrwth_2017.pdf
4. https://epi.envirocenter.yale.edu/2018/report/category/hlt

 

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