Reproduction des inégalités : l'école, première responsable ?

Reproduction des inégalités : l'école, première responsable ?

Cinq générations : c’est le temps qu’il faut en moyenne à un descendant d’une famille pauvre pour atteindre un niveau de revenu moyen dans 24 pays de l’OCDE1… Alors même que les concepts d’égalité des chances et de mérite sont au cœur de toute société démocratique, les inégalités ne cessent de se perpétuer. Décryptage d’un phénomène mondial qui trouve ses sources dès la formation des futurs citoyens.

LA PAUVRETÉ EN TRANSMISSION, EN FRANCE ET AILLEURS

En 1964, Pierre Bourdieu publiait « Les héritiers ». Pointant les rapports de domination culturelle et symbolique, le sociologue montrait notamment la manière dont les classes populaires étaient presque exclues des universités : moins de 1 % des fils d’ouvriers agricoles devenaient alors étudiants, contre 70 % des fils d’industriels et 80 % des fils des professions libérales. Plus de cinquante ans plus tard, le constat reste malheureusement inchangé. Les inégalités ont même continué à se creuser dans le monde, particulièrement depuis les années 1980. Si l’Europe est l’un des continents qui a le mieux résisté à cette tendance, les écarts y ont malgré tout progressé dans tous les pays2.

Les disparités sont d’abord géographiques. En France, ce sont la région parisienne, l’Ouest et une grande partie du Sud-Ouest qui se portent le mieux. A l’inverse, trois régions sont particulièrement mal loties : le Nord-Est, les départements qui bordent la Méditerranée, et la vallée de la Garonne entre Toulouse et Bordeaux. « Ces territoires se caractérisent par de plus forts taux de chômage, ainsi que davantage de familles monoparentales ou encore de jeunes sans diplôme, précise Hervé Le Bras, démographe spécialiste des migrations. Des disparités qui font système : des jeunes sans diplôme ont davantage de risques d’être au chômage, ce qui accroît parallèlement les risques de divorce et de rupture familiale, etc. » Une spirale négative qui s’alimente elle-même, de génération en génération.

L’État, pourtant, joue bien un rôle actif pour réduire ces disparités. Auteur en 2019 de « Se sentir mal dans une France qui va bien »3, Hervé Le Bras a montré que les inégalités sont moins importantes dans notre pays… malgré une perception inverse : « c’est en France que les pauvres sont les moins pauvres, parce que la proportion du PIB consacrée aux prestations sociales (34 %) y est plus forte qu’ailleurs ».

L’ÉCOLE, UN ASCENSEUR SOCIAL À L’ARRÊT

Malgré ce volontarisme de l’État, la reproduction des inégalités est évidente. Réfléchir au phénomène impose de s’intéresser au rouage-clé de notre idéal méritocratique : l’école. Les enquêtes internationales (Pisa notamment) montrent en effet que le système éducatif français est l’un des plus inégalitaires, l’un des plus reproducteurs d’inégalités. Une étude du ministère de l’Enseignement supérieur a ainsi récemment décortiqué le parcours d’une génération4. En classe de 3ème, l’origine des élèves correspond à la composition sociale de la population active : les enfants d’ouvriers et d’employés constituent 50 % des effectifs et sont trois fois plus nombreux que les enfants de cadres supérieurs (17 % du total). Trois ans plus tard, la répartition est très différente : seul un tiers des bacheliers sont des enfants d’ouvriers et d’employés. Un phénomène qui s’intensifie encore dans l’enseignement supérieur : 55 % des enfants de cadres supérieurs obtiennent un niveau bac+5 ou plus, contre seulement 23 % des enfants d’employés et 13 % des enfants d’ouvriers… Cet exemple de la France peut s’étendre à l’ensemble des pays.

ÉCOLE ET AUTONOMIE LOCALE : DES PISTES À PRIVILÉGIER

Que faire pour enrayer la reproduction des inégalités ? Probablement en commençant par réformer en profondeur l’un des socles de nos sociétés : l’école. En France par exemple, le constat semble faire consensus. Gouvernement après gouvernement, des mesures sont prises pour s’attaquer à cet épineux problème. Immense, le chantier implique un travail de fond sur le long terme. « Les premières inégalités sont entre les établissements scolaires eux-mêmes, remarque Hervé Le Bras. Un pas important pourrait être de briser la sectorisation ». Le démographe cite le « busing », une solution mise en œuvre aux États-Unis dans les années 1960 pour lutter contre la ségrégation. Chaque matin, tous les élèves étaient amenés en bus à l’école. Objectif : obtenir une même répartition d’élèves blancs et de couleur dans chaque établissement.

Aux États-Unis toujours, diverses études soulignent que la qualification des salariés est l’une des principales raisons de l’écart croissant entre riches et pauvres. « Comme le système éducatif américain a eu du mal à augmenter le nombre de salariés les plus qualifiés, cette rareté a conduit à faire progresser leurs revenus bien davantage que celui du reste de la population », explique Alain Trannoy, économiste, directeur d’étude à l’École des hautes

études en sciences sociales (EHESS)5. Or l’émergence d’Internet et des outils informatiques a pour effet de démultiplier les différences de qualification. « La seule façon d’y remédier, c’est donc d’investir massivement afin de pousser la plus grande partie d’une génération vers les qualifications les plus hautes », estime l’économiste.

Certes, l’éducation constitue déjà l’un des principaux postes budgétaires des États. Selon Eurostat, c’est ainsi en moyenne 4,6 % de leur produit intérieur brut (PIB) que les pays européens ont consacré en 2017 au secteur (6,8 % en Suède, 5,4 % en France, 4,1 % en Allemagne). Des montants qui peuvent dépasser la centaine de milliards d’euros annuels… mais qui pourraient encore être revus à la hausse si les États parvenaient à réduire leurs manques à gagner.

Pour remédier au creusement des inégalités, Nicolas Duvoux6, spécialiste du sujet, lie d’ailleurs la mise en place d’une fiscalité progressive et la réussite de la lutte contre l’évasion fiscale : « la manière dont un pays peut corriger les inégalités en son sein dépend en partie de ce que font ses voisins, précise-t-il. Au-delà de la perte sèche qu’elles représentent pour les États, ces voies de sortie menacent les compromis égalitaires des sociétés ». En effet, les citoyens accepteront mal la progressivité de l’impôt s’ils perçoivent qu’une partie d’entre eux réalise l’évasion de leurs capitaux. La mise en place d’une action internationale coordonnée sur le sujet paraît plus que jamais indispensable.

Une autre piste pourrait être de donner davantage d’autonomie au local. Hervé Le Bras considère ainsi que l’État doit non seulement jouer un rôle de péréquation – que les régions riches aident les plus pauvres – mais également donner davantage d’autonomie aux territoires. L’idée de départ est qu’il est illusoire de vouloir lutter contre la pauvreté de la même manière partout. Les structures sociales, la place de l’industrie, l’histoire… autant de particularités que les acteurs locaux sont les plus à même d’appréhender. Là encore, c’est donc un engagement politique fort qui pourrait permettre de limiter la reproduction des inégalités… et ainsi d’éviter la mise en péril définitive de l’un des fondements de nos démocraties : la promesse d’une véritable égalité des chances.

Notes —
1. https://read.oecd-ilibrary.org/social-issues-migrationhealth/broken-elevator-how-to-promote-socialmobility_9789264301085-en#page28
2. Étude publiée en avril 2019 par le World Inequality Lab (WIL)
3. Édité chez L’Aube, 2019
4. « Parcours dans l’enseignement supérieur : devenir des bacheliers 2008 », Note d’information du SIES, n° 6 – Septembre 2018, ministère de l’Enseignement supérieur, 2018
5. https://www.la-croix.com/Debats/Forum-et-debats/AlainTrannoy-solution-cest-leducation-2017-12-14-1200899511
6. https://www.la-croix.com/Debats/Forum-etdebats/Nicolas-Duvoux-Agir-lecart-entre-remunerations-2017-12-14-1200899512
7. OCDE, Regards sur l’Éducation 2019
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